Malgré toute ma rage - Jérémy Fel
Un jour il faudra que quelqu'un m'explique pourquoi moi qui ne suis absolument pas cliente des films d'horreur - mon dernier visionnage doit être Fog, dans un cinéma anglais à l'époque où l'on fumait allègrement dans les salles et j'ai passé les deux tiers du film les yeux fermés et la tête tournée vers le dossier du fauteuil - pourquoi donc j'aime tant me vautrer dans les "horribles" romans de Jérémy Fel. Quand on ouvre un de ses livres on s'attend au pire et pourtant on n'a encore rien vu. Peut-être parce qu'il sait instinctivement (ou par expérience ?) où vont se nicher le mal, la perversion, nos idées les plus viles. Et que les monstres n'adviennent jamais par hasard.
Ici le récit débute au Cap en Afrique du Sud, par cinq pages glaçantes. On sait tout de suite que parmi les quatre amies pas toutes majeures qui ont réussi à convaincre leurs parents de les laisser partir seules dans cette région réputée pour sa violence, l'une va être sauvagement assassinée. Malin parce que dès le début, entre deux paysages instagrammés la tension monte, le lecteur élabore des hypothèses pour tenter de deviner qui de Juliette, Manon, Chloé ou Thaïs sera la victime. Après le meurtre, l'engrenage narratif se met en place. Maîtrisé et implacable. Le récit va se ramifier entre l'enquête locale avec un épatant personnage de flic et l'exploration des vies des protagonistes en France. Or comme chacun le sait, aller fouiller dans l'intimité des familles peut s'avérer plus riche en découvertes sordides que d'examiner les poubelles d'une organisation mafieuse. Et là, côté familles dysfonctionnelles on va être servi. Si on ajoute que l'une d'elles navigue dans le milieu de l'édition (faut-il y chercher des clés ? Dans ce cas, bon courage, il y a du lourd) ça ajoute un peu de piquant à l'histoire, enfin pour moi en tout cas.
Jérémy Fel orchestre son histoire avec une remarquable précision dans la narration et l'alternance des prises de parole pour un résultat complètement addictif. Il explore avec beaucoup d'acuité la question des pulsions meurtrières tapies en chacun de nous (ne dites pas que vous n'en avez jamais eu, je ne vous crois pas) mais aussi la façon dont l'humiliation, la violence morale, la rancœur accumulée, la rancune peuvent couver longtemps et alimenter soudain un gigantesque incendie. Ce qui est stupéfiant dans ce roman c'est qu'il montre à quel point le mal est banal, loin de la figure fantasmée du monstre qui ne serait pas humain. L'auteur mêle à son intrigue des éléments de fiction - extraits de films ou références à des œuvres littéraires - qui se fondent presque dans la réalité vécue par les personnages sans que l'on ne sache plus très bien qui influence qui ni où est le plus monstrueux. Cela contribue sans aucun doute à la réussite narrative de ce roman qui nous emmène dangereusement loin (oui, certaines scènes sont à la limite du soutenable mais on a l'habitude avec Jérémy Fel, non ?) pour nous laisser K.O debout à la toute dernière ligne.
Le mal est fait, et le pire c'est qu'on en redemande.
"Malgré toute ma rage" - Jérémy Fel - Rivages - 510 pages (dévorées un un week-end)