De nos frères blessés - Joseph Andras
"Fernand a été torturé toute la journée ; il en a donné trois. De quelles matières sont donc faits les héros, se demande-t-il, attaché au banc, la tête en arrière ? De quelles peaux, de quels os, carcasses, tendons, nerfs, étoffes, de quelles viandes, de quelles âmes sont-ils fichus, ceux-là ? Pardonnez, les camarades..."
Je comprends les jurés Goncourt. Impossible de ne pas être retourné, interpellé, estomaqué, ému par cette lecture. Mais aussi époustouflé par la maîtrise dont fait preuve son auteur qui livre un texte quasiment parfait, au ton sobre et au style équilibré, auquel il insuffle suffisamment de lyrisme pour toucher au cœur, sans jamais en faire trop. J'ai de la chance, le sujet de la guerre d'Algérie ne m'était pas très familier, et je viens par la grâce de deux plumes superbes, celle de Michel Quint (Apaise le temps) et celle de Joseph Andras, de rattraper un sacré retard.
"Quand la Justice s'est montrée indigne, la littérature peut demander réparation". Cette magnifique phrase qui figure sur la quatrième de couverture est une bonne introduction à ce livre qui s'empare d'une histoire enfouie dans les recoins d'une mémoire honteuse. Fernand Iveton a été guillotiné en février 1957, au nom de l'opinion publique, pour l'exemple, pour tenter de mettre fin à la marche en avant d'un peuple vers son indépendance. Le Président Coty a refusé sa grâce et expliqué qu'il mourrait pour la France. Quelle ironie ! Fernand Iveton se battait pour l'Algérie. Une Algérie souveraine, débarrassée du joug colonial.
Qu'avait-il fait pour mériter cela ? Simplement posé une bombe artisanale dans son usine d'Alger, dans un local désaffecté. Une bombe qui, si elle avait explosé n'aurait même pas fait de victime, juste des dégâts matériels. Car Fernand avait des principes. Il défendait ses idées, ses idéaux, pour lui, pour Hélène, sa femme adorée, pour ses amis, pour cette terre qui l'a vu naître et qu'il rêvait de voir débarrassée des quelques "roitelets" qui imposent leur politique.
Joseph Andras redonne corps à Fernand par des allers-retours entre les derniers mois de sa vie - l'arrestation, la torture, le procès, l'emprisonnement - et des incursions dans son enfance ou sa rencontre avec Hélène. Fernand Iveton était un homme avant tout. Bon, amoureux, épris de liberté. Persuadé jusqu'au bout que "la France, fut-elle une République coloniale et capitaliste, n'est pas une dictature ; elle saura faire la part des choses ; elle saura dénouer le vrai du faux et lire entre les lignes ennemies". Manifestement, il se trompait.
La force de ce livre tient aussi à la reconstitution limpide du contexte, en quelques phrases bien senties. Joseph Andras restitue l'atmosphère électrique de l'époque, les peurs des acteurs d'un monde finissant mais aussi les compromissions au nom d'une raison d'état bien difficile à justifier. Quant aux hésitations des communistes à soutenir l'un de leurs membres...
Aussi révoltant que poignant, ce récit magistral est un bel exemple de ce que peut faire la littérature au service de l'Histoire, de la connaissance et de la mémoire. La plume de Joseph Andras est aussi séductrice que convaincante, composant un livre percutant et marquant. Un livre exemplaire.
"De nos frères blessés" - Joseph Andras - Actes Sud - 140 pages
NB : Lauréat du Goncourt du Premier roman 2016 avant même la parution officielle de son livre, l'auteur a refusé ce prix en expliquant que sa conception de la littérature n'était pas compatible avec la notion de compétition.
En lice pour les 68 premières fois, édition 2016 et déjà des avis plus qu'enthousiastes à commencer par celui de Joëlle.