Chien-Loup - Serge Joncour
Il y a énormément de choses dans ce roman et il faut accepter d'accorder son esprit au rythme volontairement lent de la narration, parfois répétitif même. Comme si l'auteur demandait au lecteur le même effort qu'à Franck, son personnage soudain déconnecté de "la civilisation" et obligé de se réadapter au cycle naturel du temps. Et c'est ainsi, en cheminant tranquillement que l'on parvient à être littéralement projeté dans l'histoire.
Une histoire double ou plutôt duale, tissée de deux fils que l'auteur déroule d'abord en parallèle avant de les entremêler. Deux moments, à cent ans d'intervalle et un même lieu. Un village du Lot et une demeure très isolée, au sommet d'une colline, entourée de forêts. C'est cet isolement qui a plu à Lise, idéal pour satisfaire son envie de déconnexion et de retour à la nature. Pas de voisins. Vivre au rythme du soleil. Peindre, rêver. De quoi donner des sueurs froides à Franck lorsqu'il s'aperçoit qu'aucun réseau ne passe. Lui, producteur de cinéma toujours à l'affût se sent soudain en danger, vulnérable. D'autant qu'il se méfie de ses deux jeunes associés aux dents qui rayent le parquet. Et puis, les gens du village ne cessent de leur répéter que le coin regorge de bêtes sauvages... Même des lions ont vécu ici parait-il. Non, ce n'est pas une blague. En 1914, alors que la première guerre mondiale débutait, un dompteur d'un cirque voisin, allemand répondant au doux prénom de Wolfgang est venu se cacher au sommet de la colline avec ses lions et ses tigres. Sous le regard méfiant des habitants, propice à alimenter toutes les légendes.
Ce sont donc ces deux histoires que Serge Joncour déroule en parallèle et en alternance par des courts chapitres qui semblent se répondre. Ce qu'il explore avec habileté, c'est la notion de sauvagerie, qui n'est pas moins présente chez l'homme que chez l'animal. On apprend à la réfréner, en principe, mais elle peut s'avérer très utile dans certains cas. C'est ce que va peu à peu découvrir Franck dont le cheminement est assez fascinant, une évolution qui commence par la rencontre avec un chien-loup qui deviendra son compagnon d'équipée et qu'il décide de nommer Alpha. En se réappropriant ses instincts dits primaires, en se reconnectant avec d'autres êtres vivants non corrompus par la civilisation, Franck réapprend la prédation, la sauvagerie qui préside à la survie. Une sauvagerie que Wolfgang avant lui avait dû mettre en pratique à la place de ses fauves auxquels il devait se substituer pour les nourrir, eux qu'il ne pouvait se permettre de laisser chasser en liberté.
"Nourrir des fauves convoque la barbarie. Pour que ses lions vivent, il devait tuer. Chaque jour il s'adonnait à la cruauté la plus totale, sans s'en défendre ni le revendiquer. Toutefois, cette barbarie elle venait d'eux, c'étaient leurs gueules avides qui le contraignaient au crime. "Tuer pour vivre", l'imparable commandement qui règle le règne des animaux sauvages, c'était à Wolfgang qu'il revenait sans fin de l'honorer, devenant encore plus animal qu'eux, encore plus sauvage".
Il y a quelque chose d'assez jouissif à observer la mue de Franck, sous les yeux d'une Lise qui semble toujours dans son élément, en phase avec la nature comme elle l'est avec elle-même. Il y a des scènes captivantes, comme celle qui voit Franck, converti depuis longtemps par Lise au véganisme, soudain éprouver le besoin de mordre dans une viande sanguinolente pour renouer avec cette sauvagerie qu'il réapprend à convoquer... et faire face aux jeunes loups qui seraient prêts à abandonner sa carcasse sur les chemins encombrés du business et de l'argent.
L'homme est un animal dont des années de civilisation et d'intelligence ont poli les instincts primaires. Qui subsistent donc. Qui apparaissent d'ailleurs chaque jour sous des allures policées, des instincts pervertis car détournés de leur sens premier qu'est la survie de l'espèce. Reste à trouver le subtil équilibre entre tous les éléments qui le constituent et lui permettent de vivre dans les nouvelles jungles modernes.
Une démonstration habile, un roman qui se dévore avec un bel appétit et qui donne beaucoup à réfléchir sur la relation de l'homme avec son environnement.
"Chien-Loup" - Serge Joncour - Flammarion - 478 pages