Nos coeurs disparus - Celeste Ng
Des romans comme celui-ci j'aimerais en lire plus souvent autant pour leur profondeur, leur intelligence que pour le pur plaisir qu'ils procurent. J'avais déjà beaucoup apprécié les précédents romans de Celeste Ng, surtout son premier Tout ce qu'on ne s'est jamais dit mais avec ce nouvel opus elle franchit un palier supplémentaire. On y retrouve son sujet d'observation préféré, la cellule familiale, mais on dépasse cette fois largement les frontières de l'étude de mœurs pour toucher à une dimension politique passionnante. Il y a plusieurs couches subtilement organisées pour proposer un cheminement évident à travers un récit poignant qui offre plusieurs pages d'une beauté saisissante.
Dans un futur qui n'a jamais semblé aussi proche, à la suite d'une crise un peu plus grave que les autres, les États-Unis ont instauré un régime de protection des valeurs et de l'identité américaines obligeant les citoyens à dénoncer tout comportement subversif. Les relations du pays avec la Chine ayant atteint un antagonisme extrême cela rejaillit sur les citoyens d'origine asiatique. C'est sans doute ce qui a causé la disparation de Margaret Miu la mère du jeune Bird qui vit désormais seul avec son père. Solitaire, le gamin de 12 ans a tout de même une amie, Molly placée dans une famille d'accueil après avoir été enlevée de force à ses parents sur dénonciation. C'est elle qui va peu à peu lui ouvrir les yeux sur la réalité de son environnement. Au moment où Bird reçoit un message qu'il interprète comme venant de sa mère il décide de se mettre à sa recherche bravant tous les interdits.
Malgré les apparences ce roman n'a rien du récit classique d'apprentissage. Dans les pas de Bird nous découvrons petit à petit l'engrenage qui a mené la société américaine à cet étau protectionniste et liberticide mais également l'enchaînement des faits qui ont abouti à la disparition de Margaret, poétesse discrète dont les mots vont soudain prendre un poids dont elle ignorait elle-même le potentiel. Ce que déploie Celeste Ng devant nos yeux est une magnifique ode au pouvoir des mots et de l'art en général au service d'une liberté qu'il convient de chérir et de protéger. Les livres et les bibliothèques y jouent un rôle central face au système qui vise à étouffer le libre arbitre, la libre pensée et toute velléité de débat contradictoire. La grande réussite du récit est de venir s'insérer dans un contexte qui fait écho à de nombreuses actualités, qu'elles touchent à la stigmatisation de certains groupes d'individus ou à la censure de certains livres. Son appel à la vigilance est d'autant plus fort qu'il place au cœur la richesse de la connaissance seul rempart face à toutes les manifestations d'un obscurantisme mortifère.
J'ai littéralement adoré ce roman qui s'appuie sur la force de la poésie pour interroger le type de société que nous voulons, et prend le parti de la beauté à tout prix malgré l'adversité. Tout est réussi, de l'atmosphère à la psychologie des personnages en passant par le schéma narratif. C'est un hymne à la résistance porté par une magnifique écriture et une élégante traduction. Si le roman parfait existe, on n'en est pas loin.
"Pour Ethan, les mots portaient en eux des secrets, l'histoire de leur propre avènement, toutes leurs existences antérieures. Il savait trouver les liens mystérieux qui les unissaient, remontant leur arbre généalogique jusqu'à localiser les cousins les plus improbables. C'était la preuve que, malgré le chaos ambiant, le monde avait une logique et un ordre intrinsèques ; qu'il y avait un système, et que ce système pouvait être déchiffré."
"Nos cœurs disparus" - Celeste Ng - Sonatine - 376 pages (traduit de l'anglais (EU) par Julie Sibony)