La vie nouvelle - Tom Crewe
Dans ce roman qui reprend les codes de ses prédécesseurs du 19ème siècle, Tom Crewe s'inspire de personnages ayant réellement existé et nous transporte auprès d'eux dans le Londres des années 1894 et 1895. John Addington et Henry Ellis ne se sont jamais rencontrés, vingt ans les séparent mais leurs centres d'intérêts et les milieux intellectuels qu'ils fréquentent les rapprochent : ils décident de s'atteler à la rédaction d'un livre présenté comme une étude historique et scientifique de l'homosexualité. Henry Ellis est un jeune homme de trente ans, fraîchement marié à Edith. Après des études de médecine il fréquente une sorte de club dénommé La vie nouvelle où l'on débat de ce qui dessinera un avenir libéré de nombre de contraintes sociétales et morales. Très timide, il est devenu critique littéraire, trouvant dans l'écrit la force d'expression qui lui manque à l'oral. John Addington a une cinquantaine d'années, marié et père de trois filles, il voit dans le projet que lui soumet Henry Ellis une porte ouverte vers une sorte de libération. Car John est homosexuel, il le sait depuis son adolescence. Dans une Angleterre qui punit du bagne ce genre d'inclination et de pratiques, la tendance est plutôt à refouler, à mentir autant aux autres qu'à soi. Pourtant, lorsqu'il rencontre Franck, il cède enfin à sa passion. Pour Ellis, la motivation est moins évidente, c'est la sexualité au sens large qui l'intéresse, ainsi que la possibilité pour chacun de vivre selon ses désirs sans être contraint par des schémas imposés comme celui du mariage. Lui-même et sa femme dont l'affinité est plus intellectuelle que physique ont décidé de ne pas vivre ensemble ce qui ne manque pas d'étonner leur entourage. Tandis que leurs écrits progressent, que le livre prend forme, l'impact sur leurs vies personnelles se fait sentir. Le livre paraît au moment de l'arrestation puis de l'emprisonnement d'Oscar Wilde, et les réactions de John et d'Henry face aux menaces qui pèsent sur leur livre et par ricochet sur eux finissent par diverger.
L'auteur parvient à mettre en lumière la lutte permanente d'individus pour avoir simplement le droit d'adopter le mode de vie qui leur convient alors que la pression de la société est terrible. Tout le monde n'a pas un caractère militant, et les différents personnages ainsi que leurs liens offrent un panel assez complet pour traduire la complexité de la situation, l'impact sur chaque membre de la famille. En toile de fond, la personnalité d'Oscar Wilde aiguillonne les débats parmi les individus qui regrettent ses provocations et refusent d'être assimilés à ses excentricités, ou ceux qui au contraire y voient une opportunité, un étendard de la cause des invertis. Au milieu de tout cela il y a le sort de ce livre, que ses auteurs ont entrevus comme un pari sur l'intelligence et une possibilité de changer le monde, que d'autres reçoivent comme une honte et un scandale et dont le sort menace de se jouer lors d'un procès retentissant.
Tom Crewe a écrit là un roman original et incarné, dont le propos donne à réfléchir sur un champ bien plus vaste puisqu'on touche à la liberté - d'aimer, d'user de son corps, de s'exprimer - et que cette liberté on le sait est toujours fragile. Dommage que quelques bizarreries de traduction viennent parfois perturber la lecture de ce livre récemment récompensé du Prix du premier roman étranger car le travail de composition de l'auteur est absolument remarquable et ses remerciements s'avèrent particulièrement touchants.
"La vie nouvelle" - Tom Crewe - Bourgois éditeur - 460 pages (traduit de l'anglais par Etienne Gomez)