Le pays des phrases courtes - Stine Pilgaard
"Qu'est-ce que le temps (...), sinon des intervalles aléatoires de joie ou d'anxiété, une conduite en ligne droite sur une route nationale et une circulation dense à Herning ?"
Tout le charme de ce roman réside dans ce décalage teinté de poésie qui compare le parcours d'une vie à la conduite d'une voiture ou explique l'économie de paroles des habitants du lieu par la contagiosité de la nature sans voix qu'ils côtoient. Des petits moments aériens qui vous saisissent au détour d'une phrase et donnent d'autres couleurs à votre environnement proche. Bienvenue à Velling, petite ville du Jutland dans l'ouest du Danemark, baignée par la mer du Nord et ponctuée de collines et d'éoliennes. La narratrice s'y installe avec son compagnon enseignant dans une école alternative et leur bébé de quelques mois. Un peu désœuvrée, membre du groupe des "pièces rapportées", la jeune femme porte un regard étonné sur l'univers qu'elle découvre tout en tentant d'y trouver sa place. Elle est bientôt recrutée par la gazette locale pour tenir le courrier des lecteurs ce qui se révèle un passionnant poste d'observation. Et elle poursuit sa quête du permis de conduire, bientôt détentrice du record du nombre d'heures de leçons et devenue une sorte de légende dans le milieu des moniteurs d'auto-école.
Ce parallèle entre l'apprentissage de la conduite et celui de la vie est joliment déroulé, donnant à voir au passage tous les doutes qui peuvent assaillir les trentenaires dans une société qui collectionne les paradoxes. Les Jutlandais sont avares de mots, la narratrice se désespère de parvenir à tenir une conversation dans ce "pays des phrases courtes". "Tu penses en prose" lui explique son compagnon, "les gens ici sont plus concis. Tels des haïkus, dix-sept syllabes, la nature plus le présent". Toute une métaphore d'une façon de prendre la vie. Amitiés, éducation, injonctions comportementales. Le regard se teinte d'humour pour dépeindre des situations qui dépassent sans doute le cadre du Jutland même si le format pédagogique, celui des højskoler est tout à fait singulier notamment avec ses créations de chansons. Le récit est ponctué par la correspondance que tient la narratrice pour son journal, quelques petits bijoux d'acuité, à la fois tendres et finement observés. Comme cette réponse à la lettre d'un insomniaque anxieux : "... l'anxiété est une condition de vie pour toute personne sensée. Notre génération sait que les avions peuvent s'écraser sur les gratte-ciel, et les gens se jeter dans le vide. Nous comprenons que les cellules peuvent se diviser dans le corps, que les gens peuvent avoir des bombes sous leurs vêtements, que les conducteurs suicidaires prennent les voies d'accès en sens inverse. Tout doit passer, vois cela comme un soulagement. Adorable Insomniaque, la vie n'est pas un événement, mais un mouvement fugace et indifférent dans un espace sombre. Toutefois, la beauté peut advenir avec spontanéité. Un beau poème, une peinture étrange, une vue qui nous coupe le souffle. Ta mission est d'utiliser le temps du mieux que tu le peux, pendant que tu attends la mort."
Le pays des phrases courtes est un roman qui fait du bien, disserte de la vie avec élégance et de ses aléas avec un humour tendrement sérieux. Il peut aussi donner envie d'aller se balader du côté de Velling y chercher un peu de silence. J'ai passé un moment charmant.
"Le pays des phrases courtes" - Stine Pilgaard - Le bruit du monde - 286 pages (traduit du danois par Catherine Renaud)