Sauvage - Julia Kerninon
Ottavia. Trois syllabes qui disent le mouvement, la pulsation, la vie. La femme qui porte ce prénom avance tout droit dans les rues de Rome entre son foyer et son restaurant. Elle est cheffe, c'est le métier qu'elle a choisi à 16 ans dans les traces de son père, malgré l'accaparement des cuisines par les hommes de sa famille et l'ostensible retrait des femmes. Elle hume, soupèse, émince, assaisonne, attendrit, émulsionne, agence. Elle observe, apprend, elle absorbe, se nourrit. Puis elle restitue, twiste, invente. Elle crée. La cuisine est son territoire, son laboratoire. Ottavia a 38 ans, trois enfants, un mari génial qui assure le quotidien, une réputation qui dépasse de loin les pavés romains. Pourtant, cet équilibre est un édifice très fragile, un organisme vivant que le moindre événement non maîtrisé peut mettre en péril. Là où les sentiments se cognent à la volonté, où les envies se percutent et peuvent dévier une trajectoire programmée. Où le doute s'immisce sous la forme d'une réminiscence du passé. La liberté est un plat dont chacun a seul le secret.
Avec ce roman, Julia Kerninon offre un portrait de femme bien plus complexe et nuancé que dans Liv Maria. Même si les parallèles existent, comme cette pulsion de vie et de mouvement qui anime les deux femmes, la comparaison s'arrête là. Ottavia parcourt le monde depuis ses fourneaux, riche de sa passion et du plaisir qu'elle apporte. Les questions qui la submergent sont celles de toutes les femmes, comment être en phase avec ses désirs, être sûre d'avoir fait les bons choix, ne pas se laisser submerger par le conditionnel fantasmé car vierge des éclaboussures du présent ? Pour parcourir ces thèmes, Julia Kerninon trouve dans la métaphore de la cuisine un terrain d'expression pour la langue autant que pour les sensations. Il est assez tentant de faire un parallèle entre création culinaire et création littéraire. D'autant qu'ici, la cuisine est un véritable langage, c'est ainsi que l'aborde Ottavia dont le mari a étudié - comme par hasard - la littérature et révèle une sensibilité particulière au sens des mots. Ce parallèle apporte une saveur particulière au plat concocté par l'autrice avec le style qui la caractérise. On pourrait s'amuser à décortiquer tout ça mais ce serait oublier le plaisir pur de lecture de ce texte généreux pour les sens autant que pour l'esprit. Si Julia Kerninon est aussi habile avec une cuillère en bois qu'avec sa plume, je goûterais volontiers à l'un de ses plats.
"Sauvage" - Julia Kerninon - L'Iconoclaste - 300 pages